Jury souverain ? 

 

Parution 21.05.2015 - Lettre 62

Chaque mois, nous devons aider 3 à 6 victimes à écrire une lettre de plainte aux dirigeants de l'établissement ayant délivré une thèse plagiée.

Or, pour un cas révélé, des dizaines de thèses plagiées intégralement par téléchargement et des centaines comportant 10 à 50% de plagiat passent inaperçues. Pourquoi ?

• A.B. qui a obtenu un brillant doctorat de l'université X, France, est au moment des faits jeune professeur dans un pays du Maghreb. 

• C.D. est ancien doctorant de l'université Yyy, France, et postule pour être enseignant dans son pays au Maghreb. 

Chronologie des faits  Nos commentaires

1) A.B. nous contacte un samedi

Sur les conseils de plusieurs membres de son jury de doctorat obtenu en 2008, il nous envoie deux manuscrits de thèse :

- le sien, dûment validé par son université Xxx, l'une des meilleures, où il avait été doctorant d'un labo très actif.

- celui qui a permis à C.D., son "auteur", d'obtenir en 2012 un doctorat de l'université Yyy.

Les deux manuscrits sont strictement identiques. Mot pour mot, analyse pour analyse, titre pour titre.

 1) Eviter la panique

Toute personne qui découvre avoir été plagiée ressent une grande émotion et ses premières réactions sont généralement les suivantes :

a) En parler aux personnes liées au plagieur (directeur de labo, jury de thèse...) ou directement au plagieur. 
b) Raconter son cas sur les réseaux sociaux et commencer à détruire la réputation du plagieur. 

A ce stade, moins on s'épanche et mieux c'est, car tous les "fautifs" vont instantanément essayer de brouiller les pistes pour tirer leur épingle du jeu.

• Avant tout lire le vade mecum du plagié.

2) La découverte des faits.

A.B. a découvert la veille, vendredi, sur le site http://www.theses.fr/ cette deuxième thèse ayant :

- exactement le même résumé que la sienne : 128 mots copiés-colés,

- un titre aux 13 mots semblables sur quinze. 

2) Calculons ensemble

Si C.D. n'avait pas eu la folie du joueur addictif  ou l'assurance du fraudeur authentique de plagier aussi le résumé... le plagiat n'aurait jamais été découvert.

=> Combien de thèses de doctorat sont ainsi plagiées et invisibles, parce que leurs auteurs prennent la peine de dissimuler leurs procédés ?

3) Le début d'un long week-end

Estomaqué, A.B. écrit aussitôt à E.F., directeur de doctorat de son plagieur.

Il l'informe des faits et lui signale que la thèse de C.D. n'est pas disponible en ligne.

A.B. demande donc à E.F. de lui transmettre le manuscrit de C.D. par courriel. Ce qu'il fit.

La thèse est un téléchargement intégral de la sienne. Les propriétés du fichier Word qu'envoie E.F. montre qu'il a été créé 2 mois et 2 jours avant la soutenance publique.

E.F. dit à A.B. qu'il va s'occuper de tout, de ne pas s'en faire et qu'il va faire annuler cette thèse dès lundi.

3) Stop !!

On ne retire pas un doctorat en claquant des doigts. C'est un titre d'Etat.

Il est fondamental de convaincre les victimes de porter plainte à titre personnel. Toutes n'en ont pas le courage, ni les moyens financiers.

Dès l'instant où elles choisissent de révéler le plagiat, il leur faut cesser de parler avec les personnes impliquées dans le cas.

Nombre de personnes ayant dénoncé des plagiats évidents commis par des personnalités du monde académique se sont fait traiter de "délateur" et menacer de procès en "diffamation".

4) Le dépôt formel de plainte

Le dimanche, A.B. écrit une lettre de plainte adressée au Président de l'université où C.D. a obtenu son doctorat, avec en copie le Président de l'université où A.B. a obtenu le sien en 2008, à E.F. et à nous-mêmes.

La lettre a un argument simple : "en vertu de l’article L121-1 du Code de la Propriété intellectuelle, l’auteur – donc ici moi-même – jouit d’un droit moral sur son œuvre, perpétuel, inaliénable et imprescriptible, je m’oppose à l’exploitation frauduleuse et continue qui est faite de mon oeuvre". 

A.B. réussit à envoyer sa lettre et les documents en cause le dimanche soir.

4) Ce que dit la loi

Le plagiat relève toujours (hélas) du seul Code de la propriété intellectuelle, c'est donc à la première victime de déposer plainte.

Il est fondamental et urgent de déposer le plus rapidement possible plainte auprès des chefs des établissements concernés.

- D'une part, ceux-ci ne peuvent agir que s'ils sont saisis d'une plainte officielle de la première victime.

- D'autre part, il faut que les victimes soient ainsi placées sous leur protection et mises à l'abri des pressions qui ne manquent jamais de se produire pour étouffer l'affaire. 

5) Les demandes de A.B. dans sa lettre : 

a) Faire procéder à la destruction des versions « papier » existantes de cette thèse. Par ailleurs, que les sites Internet citant la thèse de C.D. soient informés au plus vite afin de retirer les mentions de cette thèse plagiaire.

b) Que les universités concernées procèdent à l'affichage de l'annulation de cette thèse plagiaire.

c) Enfin, dans la mesure où sa thèse est une oeuvre de l'esprit et qu'il a été porté atteinte à sa personne par ce plagiat, A.B. demande les excuses formelles de E.F. directeur de thèse qui n'a pas contrôlé le vol dont il a été victime.

5) Etre factuel

Il est primordial de préciser la nature de sa demande de réparation.

- D'une part, cela permet aux institutions interpellées d'identifier leur périmètre d'action.

- D'autre part, cela indique les points formels qui sont non négociables pour les victimes. 

- Enfin, ceci permet de pacifier les communautés. Il nous semble d'ailleurs que des excuses des dirigeants de l'établissement incriminé seraient bienvenues.

6) Dès le lundi matin E.F. se manifeste 

Dans la matinée E.F. répond avec en copie les présidents des deux universités : 

" J'ai suivi sa thèse régulièrement pendant 3 ans, j'ai vu et travaillé avec C.D. ... il savait que sa thèse serait publique et diffusée sur Internet. Je ne pouvais pas imaginer qu'un tel plagiat total aurait lieu et qu'il utiliserait à la fois le même titre et le même résumé.

Je ne comprends donc absolument pas la demande d'excuses formulées par A.B. concernant ma responsabilité sur le vol commis par mon étudiant. Cette accusation met en cause mon honneur et mon intégrité professionnelle et je verrai, une fois réglés prioritairement ces problèmes de plagiat et de destitution de diplôme, à prendre toutes les mesures nécessaires pour réagir face à ces accusations".

6) Remettre l'église au milieu du village (proverbe suisse)

Nous nous sentons alors obligée d'intervenir à notre tour (en réponse à tous) :

"Je ne comprends pas ce que vous dites.

Je n'ai lu aucune accusation dans la lettre que A. B. m'a soumis pour validation.

Le plagiat est toujours vécu comme une atteinte très "violente" par toutes les victimes que je rencontre depuis plus de 11 ans. Certaines restent traumatisées des années après.

Se retourner contre elles, parce qu'elles portent plainte, n'est juste pas possible."

7) Les responsables des établissements concernés répondent à A.B. 

Dès cette fin de journée du lundi, les deux chefs d'établissements (c'était l'équivalent d'une co-tutelle) s'étaient déterminés officiellement.

"En tant que chef de l'établissement Yyy, au sein duquel C.D. a conduit son travail sous la direction de E.F., je souscris totalement à la démarche engagée par I. J., président de l'université Zzz.

Tout comme l'établissement Zzz, Yyy ne cautionne en aucune façon les pratiques suspectées. Je vous assure que l'établissement Yyy s'associera pleinement à la démarche disciplinaire entamée."

 

7) De la réactivité

Cette très grande réactivité est excellente :

• Sur un plan strictement humain, cela rassure A.B. qui vivait un vrai traumatisme. Maintenant plus serein, il ne va pas communiquer sur les réseaux sociaux et chacun des acteurs est protégé.

• Sur le plan médiatique, c'est la seule manière d'éviter que la presse ne se saisisse de l'affaire.

• Sur le plan institutionnel, cela permet d'espérer que ces dirigeants ne joueront pas à la "Jérôme Kerviel unique coupable" mais élargiront leur enquête à leurs dysfonctionnements internes.  

Nous avons présidé de nombreuses commissions d'enquêtes selon ces principes à la satisfaction des présidents et recteurs des universités concernées.

8) Au coeur de l'histoire : un dysfonctionnement organisationnel ?

a) Comment une thèse 100% plagiaire est passée à ce point entre les mailles du filet de ces établissements ? 

b) Quel est le nombre de thèses plagiaires qui sont validées chaque année puisque... leurs auteurs, pas fous, ne les mettent pas en ligne ?

c) Combien de thèses sont passées par un logiciel de détection de plagiat inutilement, puisque l'on sait qu'il suffit de remplacer la commande "espace" par un "caractère blanc" entre les mots pour que les plagiats ne soient pas décelables par logiciel de détection ?

d) Combien de thèses sont découvertes a posteriori plagiaires et jamais dénoncées parce que les victimes sont reparties dans leur pays et ne le savent pas ?

e) etc.

 

8) Le contrôle est quasi impossible
 

En France, par exemple, les articles 6 et 11 de l’Arrêté du 7 août 2006 relatif aux modalités de dépôt, de signalement, de reproduction, de diffusion et de conservation des thèses ou des travaux présentés en soutenance en vue du doctorat, oblige l’établissement du doctorant à assurer, selon le support de dépôt :

  • pour le support papier, la «conservation»
    d’un des deux exemplaires de la thèse par la bibliothèque récipiendaire et sa « communication » (art.6)
  • pour le support électronique, l’ « accès » à la thèse dans sa forme électronique, mais seulement en « son sein » (la mise en ligne est "subordonnée à l'autorisation du nouveau docteur") (art.11) 
  • http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000635069 

9) Quid de la responsabilité des directeurs de thèse ?

Il existe des pays, il existe des établissements, il existe des labos où les financements (et le pouvoir qui les accompagne) sont obtenus en fonction du nombre de thèses encadrées et soutenues...

Il existe des pays, il existe des établissements, il existe des labos où il nous a été répondu : "Oui, c'est une thèse très, très légère, mais qu'importe puisqu'il repart dans son pays et ne cherchera pas un poste ici".

9) L'argent, nerf de la guerre

Les arguments de l'éthique n'ont aucun effet face à la lassitude, la négligence de nombreux directeurs de doctorat ou de masters, ni sur les manipulations assumées de certains. 

Peut-on rêver que, un jour, les directions d'établissements académiques envisagent des sanctions financières tant à l'égard des directeurs de thèse défaillants, que des labos qui prendraient trop d'étudiants en thèse sans contrôler ce type de déviances ?

10) Quid de la responsabilité du jury ?

Les membres de jury sont des spécialistes choisis (théoriquement) pour leur aptitude à comprendre le manuscrit de thèse. Ils ont généralement deux mois pour lire le texte et le vérifier, puis deux heures pour interroger l'impétrant. 

G.H. est le rapporteur de la thèse de C.D.

Mais G.H. est aussi un des professeurs du labo où A.B. a fait toutes ses études durant 6 ans. A.B. exposait bien régulièrement ses travaux de thèse en ateliers.

- Est-il possible que G.H. ait vraiment lu consciencieusement le manuscrit de C.D. sans faire le rapprochement avec celui de A.B. ?

- Comment a-t-il ensuite rédigé le rapport officiel sur cette thèse de C.D. ? Ses commentaires sont-ils très différents de ceux du rapporteur de la thèse de A.B. 4 ans avant ?

- A-t-il interrogé C.D. lors de la soutenance sans rien suspecter ?

G.H. a de quoi être doublement ému : il occupe un haut poste dans une association scientifique et, s'il ne montre pas l'exemple d'une rigueur à toute épreuve en matière de délivrance de doctorat, c'est gênant.

10) Toge, épitoge et champagne

Très singulièrement, il y a toujours eu plus de sens de la responsabilité dans un jury de Certificat d'études primaires en France ou de Brevet professionnel dans tous les pays du monde, que parmi les membres de nos jurys de doctorat.

Nous sommes démunis pour faire comprendre la gravité de leur responsabilité à ceux-là, membres de jurys, qui ne voient dans leur statut qu'une tâche administrative "de plus", un service qu'ils n'osent refuser à un bon ami, ou l'occasion de faire un bon repas entre copains.

Valider un diplôme, c'est signifier à la société civile : "Moi, professeur xyz, par ma signature, je certifie que l'impétrant a toutes les compétences requises pour recevoir le titre officiel de docteur avec tous les avantages y afférents".

En France, le site www.theses.fr qui propose les thèses en ligne a d'ailleurs choisi le logo ci-dessous.

11) Quid de la responsabilité du chef d'établissement ?

Ils sont souvent démunis pour ôter des diplômes qui se révèlent plagiaires.

Mais tant que la responsabilité des jurys ne sera pas inscrite dans leurs règlements et que des sanctions disciplinaires ne seront pas prononcées à l'encontre des personnes négligentes et/ou complices de thèses de complaisance, rien ne bougera.

Quand un cas aussi grave que celui-ci se produit, il semble tout naturel de chercher les failles du système en vérifiant s'il n'y a pas d'autres cas similaires. En général une telle enquête est l'occasion d'assainir tout le système.

11) C'est la loi : le jury est souverain. 

Aucun recours n'est recevable contre les décisions prises par le jury conformément aux dispositions réglementaires...

Pourquoi des Etats, premiers partenaires des établissements, n'envisageraient-ils pas de retirer le droit de délivrer des doctorats aux établissements qui ne sanctionnent pas des négligences avérées dans la validation des doctorats ?

Et pourquoi - a contrario - les établissements "sains" ne demanderaient-ils pas le label anti-plagiat de la SGS ?

12) Quid de la responsabilité de l'Etat ?

Le grave problème de l'accroissement du nombre de thèses de doctorat plagiées met en cause la crédibilité de l'Université.

• L'injustice perdure : les étudiants trichant aux examens sont, dans tous les établissements, soumis à des sanctions formelles, allant du zéro à l'exclusion pour cinq ans ou définitive.

• L'annulation d'une thèse de doctorat reste fort difficile à réaliser en dehors de la voie juridique, et les procédures sont variables selon les pays.

• La situation d'omerta qui a longtemps prévalu est ennuyeuse : C.D. est vacataire dans son pays depuis 2012 et il vient de déposer un dossier pour être titularisé.

12) vers un début de solution ?

En France, il faudrait qu'un parlementaire déterminé procède comme au Luxembourg, et qu'il saisisse Madame la Ministre chargée de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche du problème.

Alors, peut-être pourra-ton rêver à une instance nationale comme au Luxembourg dans tous les pays qui aurait tout pouvoir pour traiter des cas de manquement à l'intégrité et infliger aux niveaux individuels et collectifs les sanctions qui s'imposeraient.

En Suisse, en Belgique, au Luxembourg et au Québec, nous semblons mieux armés car nous disposons d'une plus grande autonomie des établissements.